Atmosphère enfumée, atmosphère enfiévrée.
Le lieu était fermé mais on n’y parquait plus d’esclaves, et il ne restait que son nom popularisé par Carlos Gardel.
Pourtant c’était le bandonéon langoureux et dramatique d’Anibal Troilo qui faisait valoir ses accords.
Une mondaine des salons européens aurait-elle forniqué sans retenue avec un puissant esclave venu des lointaines terres d’Afrique?
Peu importe l’origine de ces glissements qui se transforment en frôlements porteurs des désirs les plus profonds.
Nous n’étions pas sur la piste de Boca Juniors, et alors?
La magie a-t-telle besoin de lieux pour s’exercer où se révèle-t-elle dans une vérité de l’instant?
Les danseurs se déplacent selon des codes auxquels je ne comprends rien. Deux temps, quatre temps, va savoir. Je remue mon verre, vingt trois heures. C’était l’heure d’un robustos de Cohiba. J’aimais ces puros à la couleur colorado maduro.
Non, je ne respectais pas le rituel désuet des allumettes pour allumer mon havane. Les briquets à gaz rendaient cette pratique inutile. Je me contentais de l’étêter d’un coup sec avec ma guillotine.
Je me sentais détendu. Un havane, un verre de rhum vieux, curieux que dans ce petit caboulot sans prétention le serveur put me proposer un Jean Châtel de l’île de la Réunion. Les hauts parleurs n’en finissaient pas de diffuser ce tango.
J’avais atterri là par hasard. Mais le hasard n’est-il pas le frère antagoniste de l’acte manqué?
Plus on avançait en heure et plus les danseurs semblaient aguerris.
Elle apparut dans sa robe noire serrée. Ses cheveux d’un blond vénitien contrastaient singulièrement avec l’image que l’on se fait d’une danseuse de tango, forcément brune et ténébreuse.
Connaissait-elle son partenaire depuis longtemps? J’imaginais que non, il semblait presque un peu intimidé. Il la conduisait fermement et le déhanché de la femme menait la ronde des corps, mais il maintenait comme une distance.
Elle n’était pas rioplatense pourtant elle glissait langoureusement sur le parquet vernissé comme une fille de Buenos Aires.
J’étais fasciné par sa robe qui enserrait sa chute de rein comme une seconde peau. Elle bascula dans les bras de son partenaire, relevant la jambe comme l’exigeait le rituel, et la robe fendue révéla sa chair gainée de bas.
Quelques gouttes de sueur perlaient à ses tempes. Elle avait chaud, ses cheveux apparaissaient plus sombres vers son front. Son regard profond était ailleurs, elle regardait son partenaire sans vraiment le voir.
Et puis comme ça, juste comme ça, ils trouvèrent leur accord, l’accord du rythme, l’accord des corps.
Et ils s’épousèrent, se mêlèrent jusqu’à ne faire plus qu’un. Main fiévreuse qui prend possession d’une fesse, bras qui se tendent comme des arches reliant deux corps. Bouches qui se cherchent sans jamais se toucher, la ronde ritualisée se déroulait selon des codes qui m’étaient étrangers.
Il parait que la danse est un prélude vertical à l’aventure horizontale, alors je n’aimais pas ce jeu de possession, de domination où l’un conduit l’autre sans savoir quel est le but à atteindre.
Mais j’étais fasciné par ces volutes impalpables qui se déroulaient devant moi.
Une fois, deux fois, le cavalier la rapprocha de lui. Ses cheveux blonds foncés virevoltaient au gré de ses mouvements.
La troisième fois le mouvement fut net et précis, sans retenue. Les deux corps s’emboîtèrent imperceptiblement l’un dans l’autre. Ils pivotèrent ensemble et elle l’éloigna de lui. Ils firent encore quelques pas et à l’instant même où il l’approcha à nouveau de lui, la musique s’arrêta.
Quand ils passèrent près de la table nos regards se croisèrent. Son regard profond se posa sur moi.
Comment deux êtres qui avaient été aussi proches durant l’instant de la danse pouvaient à présent être de véritables étrangers l’un pour l’autre. Un mystère de plus que je n’éclaircirai pas tant les mystères revêtaient peu d’intérêt à mes yeux. Ils ne sont autres que le drapé de haute couture d’un mensonge qui ne révèle pas son nom.
Piazzolla avait remplacé Troilo. J’attaquais le troisième tiers du puros. Il était temps de le poser et de le laisser s’éteindre.
Je me levai puis allai au bar pour régler ma note.
Piazzolla était envoûtant. Je refermais la porte derrière moi sur les accords de ce bandonéon unique.
Le ciel étoilé guiderait sûrement mes pas vers la mer.
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