Quarante cinq jours, ou mois, ou ans peu importe, sans composer une note. Mon piano restait muet. C’est peu de choses, aligner des notes sur un piano. Pourtant comme tout acte désintéressé, il est rigoureusement indispensable.
Pour un musicien enchaîner les notes, c’est la certitude que l’on est vivant, c’est l’instant de ce son qui se prolonge jusqu’à ne plus l’entendre pour devenir éternité.
Aligner des notes c’est effleurer la partition de la vie, celle faites de contre points et d’arpèges.
Je ne parvenais plus à effleurer la partition de la vie.
Je pensais Do là où il fallait Mi et je faisais Ré quand on attendait Fa. Mes doigts gourds ne trouvaient plus leur rythme naturel sur les touches d’ébène et d’ivoire. Je m’appliquais pourtant à faire mes gammes, mais j’étais devenu mécanique et sans âme. Hologramme de moi-même mes notes devenaient un succédané de musique.
Quel crime avais-je commis pour être à ce point hors de la vie ? Existait-il un instant plus sacré que contempler un enfant rire et danser ? Existait-il plus important que la floraison des cerisiers au printemps ? Existait-il plus essentiel que l’alizé qui vient caresser les corps un soir d’été au bord de mer ? Existait-il plus vital que le sourire d’une femme ?
Pourquoi étais-je hors du mouvement de la vie ?
Un frôlement léger se fit entendre. Sans crier gare, sans le savoir elle apparut là devant moi, doucement, tranquillement. Elle s’assit à mes côtés face au piano. Je ne la connaissais pas et pourtant elle m’était familière. Elle me regarda, enjouée, puis mit ses mains sur le clavier et se mit à jouer. Ca paraissait si facile. Je n’osais pas encore poser mes mains sur les touches. Elle me sourit et se remit à jouer. Au-delà des apparences, je sentais se dégager d’elle une élégante douceur.
Elle me sourit à nouveau, ses fossettes lui conféraient une grâce infinie.
Elle prit alors mes mains et les posa sur le clavier. Elle donna une légère impulsion à mes doigts, puis une deuxième, et enfin une troisième. J’éprouvais soudainement une sensation curieuse, un peu comme si je sentais mon sang circuler dans mes veines, mais c’était autre chose. La vie revenait. Soudain mes doigts se mirent à danser sur les touches de la vie et la symphonie jaillit en une cascade de fleurs oniriques qui lui était dédiée, elle la magicienne.
En cet instant elle se confondait à la musique, elle devenait musique, elle était musique. L’éphémère s’arrêtait car le temps perdait sa signification. Elle m’avait conduit ailleurs, face à la porte de ce lieu sacré, ce lieu qui révèle à l’homme sa pleine dimension d’homme. J’avais atteint ce lieu mythique que certains appellent cœur à défaut de pouvoir nommer ce que l’on n’appréhende pas. Il se révèle rarement, quelque fois on croit le voir mais il s’agit de son mirage. Quand on y est réellement on le sait. L’homme est un cœur et seule une femme en est la clé.
Clé de Sol, clé de Fa, je ne sais ce qu’elle était, mais elle avait ouvert la porte qui permet d’entrer à nouveau dans la ronde de la vie.
Je la pris dans mes bras et mes mains continuèrent leur danse sur le clavier. Elle venait de me donner sans le savoir, le mouvement de la vie. Que pouvais-je lui donner ?
L’aimer, ça ne suffit pas. Aimer est une base indispensable, essentielle pour construire, pour entretenir l’étincelle, mais il faut un peu de don de soi pour construire avec l’autre.
Aimer n’est pas la conjugaison à l’imparfait de deux égoïsmes, aimer c’est renoncer un peu pour obtenir beaucoup. Ma musique désormais chantera son nom.
Je créerai des symphonies qui seront autant de louanges à sa grâce. Pour elle, j’inventerai des notes qui n’existent pas et qui seront les orgasmes d’une partition nouvelle.
Elle s’écarta de moi et la vie m’abandonna. La musique devenait lointaine. Elle me sourit, que Dieu me pardonne ma béatitude mais il n’y a rien au dessus de ce sourire, et se rapprocha et la mélopée s’amplifia. Elle se blottit contre moi, et mes mains se posèrent sur la soie rare et précieuse de sa peau. Son parfum et son odeur m’enveloppèrent. Elle s’appuya contre moi comme pour y trouver sa place, un peu comme le fait un enfant que l’on porte dans ses bras. A tout moment elle pouvait se lever et s’en aller, c’était sa liberté. Mais elle était là.
Femme parmi les femmes. Femmes comme les autres femmes, avec ses joies et ses peines, avec ses espoirs et ses déceptions, avec ses qualités et ses défauts. Pas différente des autres, et tellement unique. Elle était l’eau, douce et tendre comme la vague au sein de laquelle on plonge pour retrouver sa vérité essentielle. Elle était l’eau forte et déterminée qui fait rouler les billes de bois. Elle était l’eau qui punit les imprudents. Elle était l’eau porteuse de vie et m’avait fait revenir d’un monde verrouillé.
J’avais peur d’abandonner mes défenses, j’avais peur de baisser le bouclier, pourtant quelque chose me poussait à le faire. Je savais que là où elle était il n’y avait pas de danger pour moi. Elle avait ouvert la porte du cœur et je la laissais faire. Enfin, je m’abandonnais en confiance. La vie n’est pas la vie si on ne peut faire confiance. C’est son cœur qui avait ouvert mon cœur, de lieu mythique à lieu mythique. Mais pouvait- elle m’ouvrir le sien ?
La musique mezzo forte s’envola vers d’autres cieux Nous étions simplement là dans l’instant dans les bras l’un de l’autre. Et au fond peut-être que Dante avait raison quand il écrivit : c’est l’amour qui orchestre le ballet du soleil et des étoiles.
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